LOI DE FINANCEMENT DE LA SECURITE SOCIALE POUR 1999
Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999, et notamment ses articles 10, 22, 26 et 27, 30 et 31, 32 et 34, afin qu'il plaise au Conseil de déclarer cette loi contraire aux règles et aux principes de valeur constitutionnelle, pour les motifs ci-dessous :
I. - Sur la modification des règles d'assiette de la contribution exceptionnelle de l'industrie pharmaceutique acquittée par les laboratoires (art. 10)
Cet article a pour objet de supprimer la déductibilité des frais de recherche engagés en France de l'assiette de la contribution exceptionnelle sur le chiffre d'affaires de l'industrie pharmaceutique déjà acquittée par les laboratoires en application de l'article 12, paragraphe III, de l'ordonnance no 96-51 du 24 janvier 1996.
Cette suppression de la déductibilité des frais de recherche s'accompagne d'une diminution du taux de la taxe, afin de conserver son produit global.
Comme l'indique le rapport no 58 (1998-1999) de la commission des affaires sociales du Sénat, cet article vise à prévenir un risque hypothétique d'annulation : « si, en effet, dans l'arrêt du 28 mars 1997 (société Baxter et autres), le Conseil d'Etat n'a pas retenu les moyens présentés par les requérants à l'encontre des dispositions de l'ordonnance, il a toutefois estimé que la question de la conformité de la déductibilité des dépenses de recherche aux dipositions du traité de Rome justifiait un renvoi à la Cour de justice des Communautés européennes ».
Les sénateurs requérants constatent que cette mesure de validation préventive, si l'on en croit son exposé des motifs, prétend répondre à une raison d'intérêt général, requise par votre jurisprudence (décision no 85-192 DC du 24 juillet 1985) : elle est en effet présentée comme visant à garantir l'équilibre financier de la sécurité sociale, qui constitue une exigence constitutionnelle (décision no 97-393 DC du 18 décembre 1997).
Cependant, l'annulation des dispositions de l'ordonnance du 24 janvier 1996 est très hypothétique et juridiquement très contestée : l'importance des conséquences financières de l'article 10, pour de nombreux laboratoires français (évaluée à 66 millions de francs), n'apparaît donc pas proportionnée par rapport au risque d'annulation contentieuse des dispositions de l'ordonnance.
En outre, l'article 10 de la loi de financement de la sécurité sociale ne peut être considéré comme traduisant une simple rétroactivité de la loi fiscale telle qu'acceptée par votre jurisprudence (décision no 84-184 DC du 29 décembre 1984), aux termes de laquelle « aucun principe de valeur constitutionnelle ne s'oppose à ce qu'une disposition fiscale ait un caractère rétroactif ». En effet, cet article n'institue pas, par exemple, une contribution fiscale nouvelle qui s'appliquerait à une matière fiscale jusqu'ici exonérée : il modifie les règles d'un impôt déjà versé par les sociétés, il bouleverse une situation déjà soldée.
Les conditions d'application de cet article 10 sont par ailleurs incertaines, notamment au regard des modifications intervenues depuis 1996 dans l'industrie pharmaceutique, au sein de laquelle des entreprises ont été créées et d'autres ont disparu. Certaines des entreprises redevables en 1996 n'existent plus aujourd'hui ; il ne sera pas possible qu'elles bénéficient ou supportent les conséquences (selon l'importance des frais de recherche qu'elles avaient engagés en France) des dispositions de l'article 10, qui méconnaît ainsi le principe d'égalité devant les charges publiques (décision no 79-107 DC du 12 juillet 1979) s'appliquant, aux termes de votre jurisprudence, aussi bien lorsque la loi prévoit l'octroi de prestations que dans les cas où elle impose des sujétions (décision no 87-237 DC du 30 décembre 1987).
Enfin, l'article 10 porte atteinte de manière très grave au principe de sécurité juridique ou de confiance légitime. En effet, le versement de la contribution exceptionnelle a déjà été inscrit dans les comptes des sociétés. Ceux-ci ont été approuvés et ont notamment servi de base à la rémunération des actionnaires.
II. - Sur l'extension du champ de la négociation
conventionnelle avec les médecins (art. 22)
Comme l'indique le rapport no 58 (1998-1999) de la commission des affaires sociales du Sénat, l'article 22 « donne aux partenaires conventionnels la possibilité d'instituer, par voie conventionnelle, à titre non expérimental et pour la durée de la convention, de nouveaux modes d'exercice de la médecine libérale (...).
« Parallèlement, les partenaires conventionnels pourront déroger aux mêmes articles du code de la sécurité sociale que ceux qui sont énumérés par le titre III de l'ordonnance no 96-345 sur les expérimentations de filières et réseaux de soins, à savoir :
« - les articles L. 162-5 et L. 162-5-2 en tant qu'ils concernent les tarifs, honoraires, rémunérations et frais accessoires dus aux médecins par les assurés sociaux ;
« - l'article L. 162-2 en tant qu'il concerne le paiement direct des honoraires par le malade ;
« - les articles L. 321-1 et L. 615-14 en tant qu'ils concernent les frais couverts par l'assurance maladie. »
En confiant aux partenaires conventionnels cette possibilité de dérogation aux principes fondamentaux de la sécurité sociale, le législateur a méconnu l'étendue constitutionnelle de ses attributions : l'article 22 est donc entaché d'incompétence négative.
En effet, cette possibilité de dérogation est posée sans condition et peut se traduire, non seulement par des tempéraments apportés à ces principes fondamentaux, mais aussi à leur suppression qui revêtirait, compte tenu du champ d'application des conventions médicales, un caractère absolu pour tous les médecins conventionnés et donc pour l'immense majorité des assurés sociaux qui se voient délivrer des soins par les médecins conventionnés.
A la différence des ordonnances du 24 avril 1996, l'article 22 n'organise pas des expérimentations très temporaires, localisées et régies par des conditions très précises mais un dispositif général, permanent et sans condition : il ne peut donc qu'être déclaré contraire à la Constitution.
Cet article , de surcroît, ne répond pas aux conditions de recevabilité posées par l'article LO 111-3 du code de la sécurité sociale.
III. - Sur les reversements collectifs à la charge
des médecins libéraux (art. 26 et 27)
a) Sur le mécanisme permanent de reversement (art. 26)
L'article 26 modifie, dans son paragraphe III, les dispositions de l'article L. 162-5-3 du code de la sécurité sociale et prévoit que les médecins conventionnés généralistes ou spécialistes sont redevables d'une contribution conventionnelle en cas de non-respect de l'objectif des dépenses médicales (paragraphes II et III de l'article L. 162-5-3 ainsi modifié).
L'article 26 méconnaît les règles et principes constitutionnels tels qu'ils ont été reconnus par votre jurisprudence.
En effet :
1. En posant le principe que chaque médecin conventionné est financièrement responsable du dépassement d'un objectif collectif de dépenses, quelle que soit l'évolution de sa propre activité au cours de l'exercice, l'article 26 méconnaît les principes de personnalité des peines et de responsabilité personnelle (décision no 70 DC des 19 et 20 janvier 1981) ;
2. En établissant que tout dépassement de l'objectif, quelle que soit son importance et surtout quelles que soient les circonstances de santé publique, donne lieu à pénalités financières, l'article 26 méconnaît l'interdiction d'automaticité des peines, établie par la décision no 97-389 DC du 29 avril 1997 ;
3. En deux aspects au moins, l'article 26 est entaché d'incompétence négative. Ainsi, non seulement cet article renvoie au décret la détermination du montant global exigible des médecins, mais il donne aux partenaires conventionnels le soin de moduler le taux des contributions en fonction des revenus et, aussi, en fonction de l'appartenance à l'un ou l'autre des secteurs conventionnels (l'appartenance à l'un ou l'autre secteur n'ayant de surcroît pas de lien avec les circonstances qui ont donné lieu au déclenchement de la contribution) ;
4. Le déclenchement de la contribution financière est déterminé par rapport à un périmètre de dépenses qui n'est pas fixé avec précision par les conventions médicales, et qui est susceptible de modifications, en cours d'année, en conséquence de décisions relatives à la détermination des dépenses remboursables, en ville, par l'assurance maladie. Ainsi, la progression autorisée des dépenses au début de l'exercice peut être réduite à néant par la décision de remboursement d'un nouveau médicament intervenant quelques jours ou quelques mois après la détermination de l'objectif de dépenses médicales. Or, par votre décision no 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981, vous avez exigé que le législateur définisse les infractions en des termes « suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire » ;
5. En autorisant la possibilité que le montant exigible des médecins soit égal au dépassement de l'objectif, l'article 26 met en place une contribution qui peut être confiscatoire. Ainsi, si l'objectif de dépenses médicales organise la stabilité de ces dépenses sur deux ans, les médecins pourront être amenés à reverser toute progression de chiffre d'affaires : l'article 26 porte atteinte, jusqu'à les dénaturer, aux droits de propriété et à la liberté d'entreprendre.
b) Sur le mécanisme de reversements applicables
au titre des dépenses engagées en 1998 (art. 27)
L'article 27 organise, par référence à l'article 26, un mécanisme de sanctions applicable au titre des dépenses médicales engagées en 1998.
L'article 27 méconnaît les mêmes règles et principes constitutionnels que l'article 26.
Il est de surcroît entaché d'un motif supplémentaire d'incompétence négative en ce que le seuil de déclenchement de la contribution est fixé, aux termes du paragraphe III de cet article , par décret. Or, l'article 27 ne prévoit aucune condition ou recommandation pour la détermination de ce seuil.
L'article 27 méconnaît donc le principe de légalité des délits et des peines et ouvre la voie à l'arbitraire ; il donne ainsi au Gouvernement tout pouvoir pour inciter, le cas échéant, les syndicats de médecins généralistes et spécialistes à signer de nouvelles conventions médicales, le seuil de déclenchement des sanctions pouvant être fixé en fonction des signatures obtenues.
IV. - Sur la contribution globale de l'industrie
pharmaceutique (art. 31)
L'article 31 met en place une contribution globale sur le chiffre d'affaires exigible en cas de dépassement de l'objectif national de dépenses de l'assurance maladie.
Cette contribution, dont ne sont redevables que les entreprises qui n'ont pas conclu de convention avec le Comité économique du médicament, ne répond pas aux exigences résultant des règles et principes constitutionnels.
Comme la contribution exigible des médecins conventionnés prévue par l'article 26, elle méconnaît l'interdiction d'automaticité des sanctions.
En outre :
1. Aux termes de la jurisprudence du Conseil, le législateur doit « fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels » : tel n'est pas le cas de l'article 31. En effet, cette contribution a pour objet de taxer le chiffre d'affaires réalisé par les entreprises pharmaceutiques à partir de critères d'assujettissement et de calcul sans rapport direct avec l'objectif poursuivi de maîtrise des dépenses pharmaceutiques.
D'une part, il convient de relever que la référence au « chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au titre des médicaments remboursables » pour déclencher l'assujettissement global des entreprises pharmaceutiques (art. L. 138-10 du code de la sécurité sociale) et pour calculer leur contribution individuelle (art. L. 138-11 et L. 138-12 du code de la sécurité sociale) n'est pas pertinente, et ce, à trois points de vue.
En premier lieu, le chiffre d'affaires « réalisé au titre des médicaments remboursables » ne traduit pas l'évolution des dépenses réellement remboursées par les organismes d'assurance maladie. A cet égard, il faut tenir compte non seulement de la part non négligeable de l'automédication, mais aussi de la diversité des taux de remboursement qui font très largement varier le rapport entre le chiffre d'affaires réalisé et la dépense d'assurance maladie correspondante.
En deuxième lieu, la référence au « chiffre d'affaires réalisé en France » n'est pas davantage satisfaisante au regard de l'objectif de régulation des dépenses d'assurance maladie. Tout d'abord, elle inclut le chiffre d'affaires réalisé à l'exportation par des intermédiaires opérant en France, alors que ces ventes de médicaments ne donnent pas lieu, sauf cas très particuliers, à une dépense à la charge des organismes français d'assurance maladie. Ensuite, cet agrégat exclut le chiffre d'affaires réalisé hors de France mais donnant pourtant lieu à remboursement par les organismes français d'assurance maladie, notamment en application des règles du droit communautaire telles qu'elles résultent de l'arrêté rendu le 28 avril 1998 par la CJCE (aff. C 158/96).
En troisième lieu, et surtout, les entreprises redevables de la contribution de l'article 31 n'ont pas la maîtrise complète de leur chiffre d'affaires réalisé au titre des médicaments remboursables : le Gouvernement a la possibilité de modifier et, donc, d'accroître la liste des médicaments remboursables ou le champ de remboursement.
D'autre part, le second agrégat, choisi pour déclencher l'assujettissement de l'industrie pharmaceutique à cette contribution, à savoir l'ONDAM, est particulièrement contestable.
En effet, la fixation de l'ONDAM tient compte de toutes les dépenses d'assurance maladie et pas seulement des dépenses pharmaceutiques. Il n'est donc pas pertinent de prendre pour critère cet objectif global pour instituer une contribution à la charge des seules entreprises pharmaceutiques.
2. L'excessive progressivité de la contribution globale méconnaît également l'exigence de proportionnalité des sanctions : son taux varie de 0,16 % à 3,3 % de l'ensemble du chiffre d'affaires, alors que son facteur déclenchant, l'écart entre la progression du chiffre d'affaires et celle de l'objectif des dépenses d'assurance maladie, est un taux marginal de progression de ce chiffre d'affaires.
Les effets de seuils massifs de cette contribution méconnaissent enfin le principe tiré à l'article 13 de la déclaration des droits de 1789, selon lequel la contribution commune « doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés » et qui fonde un principe de justice fiscale.
V. - Sur la modification des règles de planification
hospitalière (art. 32)
L'article 32 vise à mettre un terme à une situation résultant de la loi hospitalière et de la jurisprudence administrative, aux termes de laquelle le directeur de l'agence régionale d'hospitalisation a compétence liée face à une demande de transfert à l'identique d'un établissement de santé à l'intérieur d'un même secteur sanitaire.
Cet article vise donc à permettre au directeur d'agence d'empêcher, en pratique, ce transfert d'activité à l'identique.
Il ne répond pas, à l'évidence, aux conditions de recevabilité posées par l'article LO 111-3 du code de la sécurité sociale.
Telle est la raison qui a conduit le Sénat, à deux reprises, à supprimer cet article .
VI. - Sur la faculté de déroger contractuellement au paiement à l'acte et au paiement direct des professionnels de santé exerçant dans certains établissements hébergeant des personnes âgées (art. 34)
Cet article ne répond pas non plus aux conditions de recevabilité posées par le même article LO 111-3 du code de la sécurité sociale.
Telle est la raison qui a conduit le Sénat, à deux reprises, à supprimer cet article .
Pour ces motifs, et pour tout autre qu'il plairait à votre Conseil de soulever d'office, les auteurs de la présente saisine demandent au Conseil constitutionnel de déclarer contraire à la Constitution la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999.
(Liste des signataires : voir décision no 98-404 DC.)